Americanah : mise en lumière d’un parcours migratoire

Article : Americanah : mise en lumière d’un parcours migratoire
Crédit: Afi Affoya
18 décembre 2021

Americanah : mise en lumière d’un parcours migratoire

Je me suis résolue à lire Americanah, lorsque ma copine Tina, des étoiles dans les yeux -comme à chaque fois qu’elle partage ses trouvailles littéraires- me l’a chaudement recommandé. Elle a dit que le roman retraçait littéralement mon histoire et qu’il fallait absolument que je le note dans ma to-read. « Le personnage principal tient même un blog, comme toi ! » m’a t-elle assénée à la fin de son argumentaire. Comment aurais-je pu résister ? De plus il y a quelques années, la lecture d’Une moitié du soleil m’a convaincue de revenir à une autre œuvre de l’écrivaine nigériane Chimamanda Nigozie Adichie. Je connaissais Americanah à l’époque, et je savais déjà que ce serait le prochain roman d’elle que je lirai.

« Americanah » est une expression nigériane utilisée pour chambrer des Africains exagérément occidentalisés. Ceux qui ont vécu ou vivent dans des pays occidentaux (Etats-unis notamment) et qui ont fortement intégré la culture de leurs pays d’accueil, parfois au détriment de celle de leurs pays d’origine. L’expression a un équivalent togolais : « Simélan ». Issue de l’argot éwé (langue parlée au Togo), elle signifie littéralement animal aquatique, celui qui a traversé la mer. Ces deux mots traduisent un certain regard porté par le continent sur sa diaspora, celle dont il est question dans ce roman.

Un roman qui décrit la complexité de l’exil

Certaines de mes lectures font l’objet d’une courte analyse. Juste ce qu’il faut pour satisfaire le format Instagram. Le même destin était réservé à celui-ci. Une photo soigneusement postée, avec en légende quelques lignes dans lesquelles j’aurais dit mon admiration pour l’écrivaine et son œuvre. J’aurais dit combien ce livre était essentiel et grouillait de références dans lesquelles se reconnaitrait n’importe quel individu ayant expérimenté un transfert géographique de l’Afrique vers un pays occidental. Celui qu’on nommerait primo-arrivant ou immigré de première génération. J’aurais dit qu’il s’agissait de toute ma vie de lectrice, du premier roman que j’ai autant surligné. Que la lecture s’est par moment étrangement apparentée à celle d’une autobiographie, la mienne. J’aurais employé une horde de qualificatifs, dont feraient partie « minutieux », « pertinent », « détaillé ». Je n’aurais pas manqué de relever la clarté de la plume et l’empathie que dégage le récit.

Et puis au fil de la lecture, certains passages ont eu en moi une si forte résonance qu’il m’est apparu nécessaire que le texte Instagram soit rallongé de quelques paragraphes. Je me devais par ailleurs de faire honneur à Ifemelu (Ifem) à travers un billet de blog. Il s’agit du personnage principal du roman, il est absolument saisissant et transperçant de lucidité. Son récit réconcilie l’exilé avec avec ses questionnements, ses doutes, ses craintes parce qu’il lui permet de les nommer, et ainsi, de se décharger du poids de la culpabilité qu’il a bien trop souvent chevillé au corps.

Que fuit la jeunesse africaine ?

Les raisons qui ont poussé Ifemelu à quitter son Nigeria natal ressemblent à celles qui ont conduit mes amis et moi-même à sortir de Lomé. Pour certains, notamment ceux dont les parents en avaient les moyens, le baccalauréat sonnait la fin du séjour au Togo et pour d’autres, comme moi, le départ a eu lieu quelques années plus tard.

Des salles d’universités en permanence bondées, des mouvements de grèves récurrents d’enseignants et d’étudiants, qui désorganisent considérablement le rythme des cours, l’obstruction du marché de l’emploi, qui ne laissait aux jeunes diplômés que peu de perspectives et d’opportunités. Le tout couronné par une situation politique pour le moins instable. Ce sont toutes ces raisons, et bien d’autres, qui jettent de jeunes Africains tout droit dans la mal aimée catégorie des migrants économiques. Partir ou « dégringoler dans la désolation du chômage » tel a été le choix.

« Alexa, et les autres invités, peut-être même Georgina, comprenaient tous la fuite devant la guerre, devant la pauvreté qui broyait l’âme humaine, mais ils étaient incapables de comprendre le besoin d’échapper à la léthargie pesante du manque de choix. Ils ne comprenaient pas que des gens comme lui, qui avaient été bien nourris, n’avaient pas manqué d’eau, mais étaient englués dans l’insatisfaction, conditionnés depuis leur naissance à regarder ailleurs, éternellement convaincus que la vie véritable se déroulait dans cet ailleurs, étaient aujourd’hui prêts à commettre des actes dangereux, des actes illégaux, pour pouvoir partir, bien qu’aucun d’entre eux ne meure de faim, n’ait été violé, ou ne fuie des villages incendiés, simplement avide d’avoir le choix, avide de certitude. » Americanah, Page 409

L’Afrique entre ressemblances et dissemblances

Dans Americanah, Chimamanda équilibre constamment. Placés ici et là, des mots et des phrases, racontent le long du roman la proximité culturelle entre les pays d’Afrique, notamment ceux de l’ouest (que je connais mieux et que je peux donc comparer). Reconnaissons, sans justifier les personnes qui par pur manque de curiosité intellectuelle ou par dédain, emballent tous les pays du continent africain dans un même ensemble visqueux, flou, indistinct, qu’il existe d’indéniables similitudes entre nos pays. Des pratiques culturelles qui ne varient que peu, des habitudes et une vision des choses communes. Le rapport à la santé mentale, à la religion, au luxe et à l’exil par exemple.

Elle évoque toutefois avec lucidité certaines différences et même des tensions qui existent sur le continent et parfois traversent les relations au sein de la diaspora africaine.

« Je ne supporte pas de regarder ces trucs-là. Je suppose que j’ai un préjugé. Chez moi, en Afrique du Sud, les Nigérians sont connus pour voler les cartes de crédit, faire du trafic de drogue et tremper dans toutes sortes de choses bizarres. » Americanah, Page 281

La diaspora africaine face aux différentes nuances de Noirs

La question de l’éloignement culturel entre les Noirs primo-arrivants et ceux qui sont natifs des pays d’accueil est constamment posée dans le récit. A travers les amitiés et amours d’Ifemelu, on observe la complexité des rapports entre les deux catégories de Noirs.

D’où viens tu ? Les réactions que suscite parfois cette question illustrent bien la problématique. Pour ma part, elle ne me choque ni me frustre, parce que je viens en effet de quelque part. J’y réponds donc sans animosité « du Togo ». Alors que si j’étais née en France, que j’en avais la nationalité, et que sur la base de ma couleur de peau, on m’attribuait un statut d’étrangère en me posant la même question, j’en serais probablement vexée. Autre exemple, l’épais mur administratif auquel se heurtent les primo arrivants n’existe de facto pas pour les natifs des pays d’accueil, ces derniers étant supposés être citoyens du pays.

De ces situations, naissent des combats et des frustrations qui transcendent la communion que l’expérience du racisme crée entre les Noirs. Il me semble d’ailleurs que la véhémence avec laquelle les individus combattent le racisme dépend de leur statut : Noir natif ou primo-arrivant. Cela s’explique lorsque l’on sait que le racisme s’invite souvent plus tôt dans le vécu des premiers. Les primo-arrivants quant à eux ne deviennent Noirs qu’au moment où ils arrivent dans leur pays d’accueil. La couleur de peau et le lourd symbole d’altérité qu’elle impose sont un non sujet là d’où ils viennent.

Tu dois te montrer offensé quand on utilise des mots tels que « pastèque » ou « goudronné » à titre de plaisanterie, même si tu ne sais pas de quoi on parle _ et puisque tu es un Noir non américain, il y a toutes les chances que tu ne le sache pas. Americanah, Page 330

Un, deux, trois : Souriez, vous êtes immigré !

L’expérience migratoire n’est pas synonyme d’un départ de zéro. L’immigré construit son intégration sur les bases de ce qu’il a pris (apprit) de son pays d’origine. Même si l’affirmation me semble aujourd’hui couler de source, cela n’a pas toujours été le cas. Le parcours migratoire, d’après le croisement que je fais entre le récit de ce roman et un grand nombre de discussions, comporte quelques phases quasi classiques. Des étapes qui souvent, conduisent l’individu à perdre de vue l’évidence. Fort heureusement, certains primo-arrivants sont amenés au bout d’une période dont la durée dépend de chacun, à une prise de conscience des atouts inhérents à leur condition. Leur double culture et leur immersion au sein de deux univers leur donne en effet une ouverture ou au moins une vision plus large de certains enjeux.

Les phases dont je faisais précédemment mention peuvent être résumées comme suit et rejoignent le cheminement d’Ifemelu, ainsi que du mien et de celui de tant d’autres.

  • Etape 1 : Le primo-arrivant ayant perdu ses repères, est à la recherche de points d’ancrage au sein des pays d’accueil. Cette première étape conduit l’individu, mû par une sorte d’instinct de survie, à une docilité et un zèle parfois extrêmes, à une tentative désespérée d’effacement de soi, de sa personnalité. Il est question pour lui de se débarrasser des signes les plus ostentatoires de son africanité. Il s’agira par exemple de gommer tout accent ou de camoufler les cheveux naturels, de se blanchir tout simplement. Une fille que j’ai rencontrée à d’un séminaire m’a raconté l’histoire de son copain, qui arrivé en France à l’adolescence s’est rendu mutique pendant une partie de sa scolarité pour cacher son accent togolais. Emenike, l’un des personnages du roman incarne parfaitement cette partie. Celui qui une fois arrivé au Royaume-Uni se cramponne ridiculement au pays au point de s’y fondre, en ponctuant chacun de ses propos par des « nous les British ». L’archétype de l’individu auquel j’espère de toutes mes forces ne jamais ressembler.
  • Etape 2 : Le primo-arrivant prend conscience que l’effacement et l’extrême docilité -que d’aucuns interprètent à tort comme étant l’expression d’une gentillesse quasi génétique des étrangers- ne rend en aucun cas l’expérience moins rude et n’épargne aucunement des aléas du racisme. Certains à cette étape traversent et expriment une sorte de rebellion, de colère en décidant de ne plus se laisser « dompter » et absorber par l’autre (sa race, sa culture ou sa classe sociale) « Ces gens là, ils vous obligent à être agressifs juste pour garder votre dignité. » Americanah, Page 327
  • Etape 3 : Le primo-arrivant revêt le costume qu’il a précédemment abandonné et prend la décision d’embrasser son identité, d’être pleinement cet autre, différent mais fier de l’être. Il se résout à en faire une force plutôt qu’un sujet d’embarras. Car de toute façon, et à l’image de ce proverbe africain, « un bout de bâton a beau longtemps séjourner dans la marre, il n’en deviendra pas pour autant un crocodile ». Il réalise combien le gommage de soi est énergivore et il s’autorise enfin à exister, tout simplement.

Un bilan d’étape de votre expérience migratoire

Le schéma que je dresse est bien entendu grossier, le parcours reste infiniment plus subtil et fin, chacune des pages d’Americanah le démontre. Certaines étapes peuvent même se chevaucher et cohabiter en générant un état de conflit permanent au sein de l’individu. C’est d’ailleurs souvent le cas.

Si les lignes précédentes vous emmènent ami.e immigré.e, à envisager un point d’étape de votre expérience, voici une des questions qui pourraient vous être éclairer et dont la réponse, quelle qu’elle soit, n’implique aucun jugement. Parlez-vous au quotidien avec un accent que vous auriez si vous vous réveillez d’un sommeil profond durant un tremblement de terre ? La réponse à cette question a été décisive dans le cheminement du personnage principal de ce roman. Cette dernière s’étant peut-être rendue compte que « Les accents ne se perdent pas, ils peuvent trouver refuge dans la langue, se laisser couvrir par l’épaisseur d’une autre langue mais aussitôt que la langue se relâche, ils se relèvent. Ils chantent en toute liberté d’une langue qui ne les serre plus. » Masson Céline, L’accent, une langue qui résiste, Cliniques méditerranéennes, vol. 90, no. 2, 2014, pp. 85-94.

Je ne peux qu’imaginer l’immense travail d’observation, d’introspection et de rétrospective qu’a du faire l’autrice pour extirper de ses expériences nigériane et étasunienne une œuvre littéraire d’une telle justesse. Dans Americanah, chaque chapitre apparait comme un rayon de plus, une source lumineuse, crûment projetée sur un nouveau pan de l’expérience migratoire. Y compris sur les éléments les plus banals et subtils. A quoi ressemble la vie avant, pendant, et pour certains, après la migration ? Comment impacte t-elle le corps, les goûts et la vision des personnes concernées ? Il existe probablement autant d’histoires d’immigration que d’immigrés, insinuer l’existence d’un schéma unique serait faire preuve de nombrilisme. Et pourtant, en filigrane de cette mosaïque, se dessine un parcours sensiblement commun. C’est celui-là même que Chimamanda a su capter et fait porter dans ce roman par l’histoire d’amour d’Ifemelu et Obinze.

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