Alex Sef, une histoire d’androgynie au Togo
« Je suis une femme, j’ai des traits masculins, j’essaie de les mettre en avant. » Sef
J’avais l’habitude de l’appeler Alex, mais elle m’a confié récemment qu’elle préférait Sef, diminutif de Sefofo (veut dire semence ou fleur en éwé*). Sef est motarde et entrepreneure togolaise. Elle est modèle photo androgyne. C’est mon amie.
Une personne androgyne est une personne à l’apparence physique ambiguë. Il s’agit de cette personne à la vue de laquelle vous vous posez la question « C’est un homme ou une femme ? ». Le concept de l’androgynie est bien entendu distinguable de celui de la transidentité, du travestissement et de l’intersexuation. La précision me semble utile pour la suite.
“Quand tu enlèves ton casque ou tu sors de ta voiture, c’est bonjour monsieur avant de se rendre compte que c’est madame, ça n’a rien à voir avec mon habillement, c’est une morphologie masculine qui est là.” Sef

Modèle : Alex Sef
Bodypainting : Sitou Matt
Photo : El Artistry
FluoMania est une série de photos réalisée par Sef en collaboration avec deux artistes togolais de renom. Le grapheur et street artist Sitou Matt pour le bodypainting et El Artistry à la photo.
L’exercice auquel cette œuvre vous soumet est celui qui consiste à parcourir l’ensemble des photos qui vous seront présentées et à essayer d’y distinguer chacune des diverses parties du corps photographié. Entre obscurité et coloris, vous avez à deviner, image après image, le modèle. Le parallèle qui est ici posé avec le thème sur lequel Sef axe son travail depuis quelques années est celui d’une identité qui transcende les détails du concept de la binarité de genre et va trouver l’identité profonde de l’être que la société a choisi de qualifier de fille, de garçon, d’homme ou de femme selon des critères physiologiques.
« A travers une grande partie de l’histoire, il y a eu cette idée que les hommes et les femmes étaient fondamentalement différents. Cela doit remonter à la bible. Le mot sexe est biologique. Il renvoie à nos chromosomes. Deux X pour une fille, un X et un Y pour un garçon. Le genre quant à lui est une fabrication sociale. Il y a des expressions de masculinité et de féminité et les deux sont des spectres qui se chevauchent. » Dr Lise ELIOT, Neuroscientifique.

Modèle : Alex Sef
Bodypainting : Sitou Matt
Photo : El Artistry
Les personnes dites androgynes sont considérées dans certaines tribus comme étant des divinités. Cette conception peut être jugée mièvre. Soit. Mais lorsqu’on fait une analyse des raisons qui sous-tendent cette assertion, on y trouve une logique. L’androgynie est perçue dans ces contrées comme représentant de la manière la plus fidèle possible l’image du Dieu créateur. Masculin-Féminin, un Tout. On ne donne que ce que l’on a, a-t-on coutume de dire. Alors si l’on essaye dans les limites de notre esprit de concevoir ce Dieu sous forme humaine, et que l’on part du principe qu’il a créé hommes et femmes, il serait peut-être aussi logique d’accepter la possibilité qu’il possède en lui cette dualité.
J’étais assise face à Alex dans un petit restau pas loin d’une des nombreuses plages de la capitale togolaise. Nous attendions notre commande lorsque je lui demandai comment elle allait, comment allait la vie à Lomé… J’ai entendu un bon nombre d’anecdotes sur son quotidien, sur ce que l’androgynie impliquait dans un contexte togolais encore très pudique en ce qui concerne certaines questions. Heureusement qu’au-delà des préjugés et de l’attitude méfiante de certaines personnes, il y a de ces Loméens qui lui montrent régulièrement de l’admiration, surtout en ce qui concerne ses activités de motarde.
« La question qui revient souvent, c’est : « pourquoi tu fais comme un garçon ? » On ne va pas dire que je fais comme un garçon. C’est une question que je trouve vraiment bizarre parce que je me demande qui se lèverait chaque matin pour jouer un rôle, pour faire comme… Moi mon corps parle à ma place. Je ne prétends rien. Et il y en a qui sont vraiment admiratifs, puis d’autres qui rejettent totalement ce qu’ils voient. » Sef
Il y a quelque chose dans l’expression « accepter la différence de l’autre » qui me dérange profondément. Je considère que personne n’a pas à suspendre son existence à l’approbation des autres. Même si je sais bien qu’il serait naïf de ma part de prétendre qu’un monde où chacun posséderait la liberté d’être pourrait exister. Nous semblons condamnés à être ces « animaux sociaux » dont parlait Aristote, cela implique beaucoup.
On se met à détester chez les autres ce qu’on a peur de trouver en soi. Peut-être parce qu’au fond, nous sommes conscients qu’il y a en chacun de nous une forme d’androgynie. Notre capital génétique n’est-il pas composé de celui du père (homme) et celui de la mère (femme) ? Je vais un peu plus loin, donner un exemple. En lingala*, les mains gauche et droite sont respectivement qualifiées de féminine et masculine. « Loboko ya mwasi » = « main du côté de la femme » pour désigner la main gauche, « Loboko ya mobali » = « main du côté de l’homme » pour désigner la main droite. Je ne m’amuserai pas à jouer les linguistes chevronnés, mais je rappelle que derrière chaque composante de la linguistique africaine, se cache une signification, une histoire, un sens…

Modèle : Alex Sef
Bodypainting : Sitou Matt
Photo : El Artistry
Les gens sont férocement attachés à leur vision des choses, ils ont du mal lorsqu’on semble bousculer les lignes de leur zone de confort. Cette manière de penser le monde leur est si rassurante qu’ils préfèrent ne jamais la remettre en question. Normal, il en va de leur identité, leurs repères. Que leur resterait-il si dans ce monde en pleine mutation on leur retire même la certitude de ce qu’ils pensent être, de la manière dont ils conçoivent leur monde. Si on leur disait qu’1+1 pourrait ne pas être égal à 2.
Il existe tout de même un danger derrière l’obsession que nous avons de forcément classifier les choses, de vouloir que tout ce qui existe rentre dans une case spécifique et de vouloir simplifier les choses. C’est qu’une pression monstre est mise sur les personnes qui ont du mal à rentrer dans les fameuses cases.
Parfois les choses ne sont pas soit blanches soit noires. Les nuances de gris, ça existe. Plus tôt nous le comprendront et l’accepteront, mieux se portera notre société.
« Chaque jour, lorsque tu sors de chez toi, tu sens que tu es différent. Il n’y a que ton chien qui t’aime indépendamment de qui tu es. » Sef

Modèle : Alex Sef
Bodypainting : Sitou Matt
Photo : El Artistry
On encourage l’hyper masculinité et l’hyper féminité, comme si ces choses représentaient tout. Ce que la personne est, ce qu’elle a à offrir, ce qu’elle a comme talent, ce qu’elle peut apporter au monde, à la société, à l’Afrique, on n’en a que faire.
Tant que nos filles portent plus souvent des jupes que des pantalons, et que nos garçons continuent de refouler leurs émotions par peur d’être traités de lavettes, nous sommes satisfaits. Tout va bien dans le meilleur des mondes.
Extrait audio d’Alex Sef; Je voudrais passer un message…
Ewé* : Ethnie du sud du Togo
Lingala* : Langue majoritairement parlée au Congo Kinshasa et Brazzaville
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