La Sape congolaise, de l’importance de nos cultures populaires

Article : La Sape congolaise, de l’importance de nos cultures populaires
Crédit:
art
2 février 2020

La Sape congolaise, de l’importance de nos cultures populaires

Sévérin Mouyengo, sapeur congolais
Sévérin Mouyengo pose pour la série de photos « The Sapeur » du photographe japonais Sap Chano

Il y a quelques années, la vie m’a permis au gré de mes rencontres de découvrir bien des facettes de la République Démocratique du Congo. Avant cela, tout ce que je savais de ce pays c’est qu’il est grand par sa superficie, riche de ressources minières, majestueux par sa population et sa culture, mais ravagé par la convoitise et la cupidité humaines. Je savais que dans certaines de ses contrées mères et filles y servent de défouloirs sexuels, encore que le terme reste faible. Que des garçons sont arrachés de leurs rêves d’enfants et transformés en boucliers humains sur des champs de guerres dont ils sont à mille lieues d’imaginer la portée. Que c’est un pays doté d’un grand barrage alimentant les pays limitrophes mais dont les habitants se sont peu à peu habitués à se passer d’électricité pendant des jours d’affilés. Je savais que comme dans la plupart des pays de mon continent, une seule grande pluie peut empêcher toute circulation à cause de l’inexistence de systèmes de canalisation appropriés et que l’éducation y est malheureusement devenue au fil des années une denrée rare.

C’est ainsi que le Congo (RDC), cœur de l’Afrique, s’est implanté dans l’imaginaire collectif comme étant l’incarnation du chaos africain. Pourtant, au fond, j’ai toujours nourri l’espoir que la réalité n’y soit pas aussi sombre. Et ayant eu la chance d’avoir passé de nombreux samedis soir à éplucher en compagnie de mon père une kyrielle d’album rumbas, je me sens à même de témoigner de la beauté de ce pays (dont les qualités ne se limitent bien entendu pas qu’aux talents musicaux de ses citoyens). Et puis, ai-je besoin de faire mention de cette magnifique langue qu’ils ont, le lingala. Parlé, il a l’air d’un chant et chanté, il est juste divin. Eza Kitoko1.

Un mouvement culturel et un pilier du divertissement

Outre la musique, la langue et la profondeur d’âme que j’ai au fil du temps découvertes en ce pays, j’ai noté qu’un bon nombre de phénomènes culturels mondiaux y ont pris naissance. Parmi eux, le fameux tube « Indépendance Cha Cha » qui demeure jusqu’aujourd’hui l’hymne panafricaine des indépendances ou encore la Sape. J’ose croire que chacun conviendra avec moi que la Société des Ambianceurs et Personnes Elégantes a depuis son avènement jusqu’à nos jours, impacté de manière indélébile la culture populaire congolaise et en passant l’univers culturel africain dans son ensemble. Combien d’artistes chanteurs de tous bords et de toutes nationalités ont eu recours à des sapeurs pour colorer, égayer, de leurs accoutrements et leurs mimiques leurs vidéos clips ? Combien d’expositions et de concours ont été organisés dans divers pays sur le thème de la Sape ? Et combien de créateurs ont puisé leur inspiration de la sapologie2 ?

Le mouvement est incontestablement un pilier du divertissement en RDC. La Sape a de toute évidence en Afrique l’aura dont d’autres mouvements culturels bénéficient sur leurs continents de naissance. Une fois décortiqué et analysé, on y retrouve les aspects historiques, politiques, idéologiques, identitaires et bien entendu culturels dont tous les mouvements d’ampleur sont chargés. Il occupe au sein de la population congolaise une place tellement prépondérante que des groupes organisés ont pris naissance à sa source, avec aujourd’hui des ramifications ayant leurs codes, leurs règlements et des concepts rigoureusement instaurés; l’hymne des sapeurs et le concept « Religion Kitendi3» entre autres. Observé de près, on pourrait (sans être caricatural) y déceler certains traits de caractères qui distinguent les congolais de Kinshasa de ceux de Brazzaville. Les premiers ont un style plus excentriques que les seconds, et ce, même dans des domaines autres que celui de la Sape.

Sous d’autres cieux, la Sape aurait été non seulement une réelle institution reconnue, sans doute soumise à quelques études sociologiques et surtout, représenterait une importante source de revenus.

Des sapeurs posent pour le photographe Sap Chano dans le cadre de la série "The Sapeur" qui servira également les d'affiche au festival musical "La Magnifique Society"
Série de photo « The Sapeur » du photographe Sap Chano

Malgré le capital culturel énorme qu’ils représentent (ou devraient représenter), il n’est pas rare de constater le manque de considération dont font l’objet les acteurs du domaine et par là le mouvement même. Il y a sur internet un documentaire dont le titre cristallise à lui seul le mépris dont je faisais précédemment mention. Intitulé « The Congo dandies : living in poverty and spending a fortune to look like a million dollars », ses réalisateurs se mettent dans une posture de juges, avec un but clairement condescendant.

L’ultime torture pour moi, c’était de lire ensuite les commentaires dans lesquels les internautes américains (puisque le documentaire a été réalisé par des américains), se sont manifestement sentis confortés dans leurs préjugés sur « ces inconscients d’africains » et n’ont pas hésité à cracher leur venin. Je me sens pourtant illégitime à me plaindre de cet état de fait, puisque la valeur et l’attention dues aux mouvements de ce genre leur sont rarement accordées par nous-même en Afrique ? Je paraphraserai un dicton togolais qui dit que seul le propriétaire d’un bien est en mesure de lui attribuer une valeur… Sous d’autres cieux, la Sape aurait été non seulement une réelle institution reconnue, sans doute soumise à quelques études sociologiques et surtout, représenterait une importante source de revenus. Par ailleurs, l’aspect distractif de la culture a de tout temps été un puissant levier économique pour les pays qui ont fait le choix d’y surfer en y misant une partie de leurs investissements. Aujourd’hui, la présence des réseaux sociaux et l’ouverture qu’ils offrent renforce la justesse de ce choix.

Les pionniers de la Sape ont fortement participé à la « congolisation4 » du monde. La nouvelle génération de sapeurs assure la pérennité du mouvement. Le manque d’information et la mauvaise publicité dont ils font constamment l’objet n’a pour effet que de biaiser la perception du monde sur eux. L’image qu’on a des sapeurs, c’est celle d’une bande d’inconscients qui, par manque de projets de vie s’adonnent à des achats inconsidérés d’accoutrements scandaleusement chers. Je tiens à ce propos à rappeler que la Sape, est comme tout autre mouvement évolutif. Pour preuve, les nouveaux sapeurs se tournent de plus en plus vers la production locale de vêtements, contrairement à leurs précurseurs qui ne juraient que par les vêtements de marques importées. Ils donnent ainsi au mouvement une orientation nouvelle et un modèle économique bien plus intéressant. Il existe aujourd’hui des sapeurs qui mettent au service de cet art leurs talents de costumiers et de créateurs (Maxime Pivot Mabandza entre autres). Des savoir-faire qui mériteraient d’être promus.

La Sape au-delà du visuel : « The Peace Wearers »

Deux sapeurs congolais
Deux sapeurs congolais, crédit : Sap Chano

Se vêtir, au-delà de la fonction primaire de cacher la nudité peut être un acte politique. Le vêtement et l’apparence ont une voix. Ils peuvent représenter dans certains contextes un symbole d’émancipation. Les « Pachuccos » sont ceux que j’appelle « les sapeurs latinos ». Ce sont des dandys latinos qui maîtrisent et manient l’art de porter les fameux fedoras, chapeaux à bords plus ou moins larges et relativement extravagants selon les modèles. Ils les assemblent à des costumes parfois disproportionnés et aux couleurs souvent vitaminées. Dans une émission qui leur a été consacrée, le présentateur allant à la découverte d’une communauté de pachuccos témoignait que leurs tenues ont vocation à être portées à des occasions spéciales.

«Il faut sortir de chez soi habillé de la sorte avec une mission bien précise, pour lui par exemple, il pouvait décider d’aller en boîte avec ce genre de tenue dans le but d’attirer tous les regards».

La pensée qui anime ces spécialistes des fedoras est celle-ci : « Tu me méprises parce que je suis latino, asiatique ou noir. Mais lorsque je rentre dans ce type de vêtement, tu es obligé de me regarder, et lorsque tu fais une comparaison, tu te rends bien compte que j’ai plus de classe que toi ». Il y a donc derrière cette extravagance l’expression d’une défiance. Concernant la SAPE congolaise, lorsque l’on fait un effort intellectuel en allant au-delà de l’aspect visuel et du côté « showmen » (qui n’est d’ailleurs pas une tare), on se rend compte qu’il est question d’une réelle philosophie du beau.

Lors du festival de musique La Magnifique Society qui se tient depuis quelques années dans la ville de Reims, j’ai eu le plaisir d’interviewer le photographe japonais Sap Chano dont la campagne photographique a servi d’affiche en 2018 audit festival. Je travaillais à ce moment sur le sujet de la Sape lorsqu’un jour dans les transports publics rémois, j’ai aperçu cette belle affiche aux multiples couleurs qui a bien évidemment dès le premier coup d’œil attiré mon attention. Je lui ai donc adressé quelques questions concernant les raisons qui ont motivé son voyage en République du Congo ainsi que l’expo photo « The Sapeur » qui a mis en avant des sapeurs Brazzavillois il y a quelques mois à Kyoto. Il m’a répondu ceci :

«J’ai pensé que la simplicité de leur réflexion axée sur le pacifisme était intéressante. Au Japon on a tendance à tout de suite parler de choses complexes comme la Constitution dès qu’on évoque le concept de Paix. Mais un Sapeur ne va pas plus loin que, si je ne me dispute pas, c’est pour ne pas salir mes habits. Je crois que cette pensée qui porte en elle la franchise d’un enfant peut apporter beaucoup à la communauté japonaise.»

Un album photo mis en vente sur le sujet porte d’ailleurs le titre de  » The Peace wearers5« . Il existe une autre raison qui contraint les sapeurs à éviter d’en venir aux mains lors d’une bagarre. Elle est simple, ils considèrent leurs vêtements comme des armes suffisantes à assurer la bataille à leur place, ils se battent donc à coup de « regardes un peu ma paire de chaussures » et de « toi tu vois un peu mon costume? Tu ne fais pas le poids » et ainsi de suite. Le principe rappelle d’ailleurs celui du Sabar, danse sénégalaise que la chorégraphe Fatou Cissé rapporte à l’expression idiomatique « Je vais te taper sans te toucher ».

Cette manière de concevoir la notion de paix révèle comme l’a relevé Sap Chano, une simplicité enfantine, mais essentielle à ce monde où les notions les plus basiques, celles dont la compréhension devrait être à la portée de tous tendent à être automatiquement complexifiées. Cette conception de la paix est d’autant plus paradoxale au vu de la situation politique du pays, plongé dans une guerre aussi meurtrière qu’interminable. On aurait presque dit que les sapeurs essayaient de prendre le contre-pied de la gangrène belliqueuse qui pourrit depuis bien des années la vie des Congolais. Ne serait-ce que sur cet angle de vue, la SAPE a le mérite d’exister.

De l’utilité du beau

Je parlais tantôt d’une philosophie du beau. Derrière les débats qui animent d’un côté, ceux qui apprécient le mouvement pour son aspect distractif et ceux qui le méprisent parce que le considérant comme inutile, se pose l’éternelle question de l’utilité du beau. La Sape est utile, parce qu’elle manie les couleurs, le beau, la joie. La Sape est inutile parce qu’elle ne produit rien de concret, « on ne mange pas la beauté » dira-t-on dans les contrées ouest-africaines. En effet, qu’est ce que la beauté visuelle prônée par ce mouvement apporterait au Congo et à l’Afrique en l’état actuel des choses? Quoi q’il en soit, au-delà des théories concernant l’utilité du beau, je reste favorable au fait de creuser plus profond et de ne pas se contenter de poser un regard superficiel, plat ou pire dédaigneux sur ce mouvement.

Aux États-Unis il existe plusieurs mouvements culturels dont celui des célèbres drag queens. Il s’agit d’une pratique consistant pour des hommes à se travestir en usant d’accoutrements et de maquillages plus loufoques les uns que les autres pour se produire sur scène le temps d’un spectacle de stand-up, de chant, de danse, d’effeuillage etc. Les tenants de cette culture en ont fait l’un des événements incontournables du show-biz américain. Aujourd’hui, qu’on l’approuve ou pas, la drag est un symbole américain. Un nombre incalculable d’émissions et d’événements de grande audience sont créés autour de la chose et diverses opportunités sont offerts aux acteurs du domaine. Certains, à l’instar de RuPaul en ont fait un empire.

Couverture du Dictionnaire enjoué des cultures africaines,
A. MABANCKOU & A. WABERI

Lorsque vous suivez un documentaire ou une émission sur le kilt ou le tartan6, la première chose que vous relevez dans la plupart des cas est le lien culturel et historique quasi-automatique qui se fait autour de ce vêtement. Chaque société tente de trouver une logique (culturelle, anthropologique, politique, historique…) aux habitudes (dont celles vestimentaires) qui ont été érigées et maintenues en son sein. Force est pourtant de constater qu’en ce qui concerne les cultures africaines, parmi lesquelles la Sape dont il est ici question, elles font l’objet d’une telle banalisation ahurissante. Ces sujets sont traités de manière triviale comme s’ils étaient vides de toute essence. J’ai déjà vu dans des émissions, des écossais avoir les larmes aux yeux en parlant du lien familial et générationnel que le kilt créait entre leurs aïeux et eux. Il n’est pas question ici d’indexer les étrangers qui viennent présenter les habitudes culturelles africaines selon leurs sensibilités et selon le peu qu’ils pensent en savoir. Il est du devoir des détenteurs de ces cultures de les valoriser en commençant par les questionner et les étudier, en les soumettant à l’avis des intellectuels africains, en les expliquant aux futurs intellectuels que sont les élèves et étudiants d’aujourd’hui.

L’accoutrement d’un sapeur n’est en rien plus étrange qu’un kilt mais les deux habitudes vestimentaires ne seront pas présentées sur un même pied d’égalité. La Sape est souvent présentée avec une pointe de moquerie, comme s’il s’agissait d’une culture de barbares ; alors qu’une autre culture vestimentaire venant d’ailleurs, aussi « bizarre » qu’elle puisse être sera présentée de sorte qu’on comprenne son histoire et qu’on la respecte. Il appartient aux africains de « rétablir l’équilibre » en la matière, imposer au monde le récit historique et culturel africain comme dirait le Dictionnaire Enjoué des Cultures Africaines7.

La question au final est de savoir pourquoi les sapeurs sont aussi souvent sollicités pour des tournages de clips vidéo, d’expo photos partout dans le monde si ce qu’ils proposent est dénué d’intérêt ? Pourquoi ces mouvements qui façonnent le mode de vie de populations entières ne devraient-ils pas être gérés avec plus d’intérêt ? D’autant plus qu’ils pourraient permettre de susciter des vocations, de créer des emplois, de nourrir des talents et parfois, de canaliser des énergies trop souvent dispersées par le manque d’éducation et la délinquance.

Notes
1. Eza Kitoko : « C’est beau » en lingala
2. Sapologie : Art de la Sape
3. Religion Kitendi : Veut dire en Lingala, « Religion du tissu« .
4. Congolisation : Subir l’influence d’un mouvement originaire du Congo
5. The Peace wearers : Littéralement, « Les porteurs de paix »
6. Kilt, Tartan : Le kilt fait partie des symboles de l’Écosse reconnus dans le monde entier. Tenue des grandes occasions ou de tous les jours il est également devenu le vêtement symbole du monde celte. Le tartan quant à lui désigne une étoffe de laine utilisée en particulier pour confectionner les kilts.
7. Dictionnaire Enjoué des Cultures Africaines : Recueil de mots et de concepts liés à l’Afrique. Alain Mabanckou et Abdourahman Wabéri en sont les auteurs.
8. Dans certaines parties du texte, j’utilise Congo pour désigner à la fois la République Démocratique du Congo et la République du Congo, la Sape étant un héritage partagé par les deux pays, eux même séparés par la frontière naturelle qu’est le fleuve Congo.

Partagez

Commentaires