Afi Affoya

Americanah : mise en lumière d’un parcours migratoire

Je me suis résolue à lire Americanah, lorsque ma copine Tina, des étoiles dans les yeux -comme à chaque fois qu’elle partage ses trouvailles littéraires- me l’a chaudement recommandé. Elle a dit que le roman retraçait littéralement mon histoire et qu’il fallait absolument que je le note dans ma to-read. « Le personnage principal tient même un blog, comme toi ! » m’a t-elle assénée à la fin de son argumentaire. Comment aurais-je pu résister ? De plus il y a quelques années, la lecture d’Une moitié du soleil m’a convaincue de revenir à une autre œuvre de l’écrivaine nigériane Chimamanda Nigozie Adichie. Je connaissais Americanah à l’époque, et je savais déjà que ce serait le prochain roman d’elle que je lirai.

« Americanah » est une expression nigériane utilisée pour chambrer des Africains exagérément occidentalisés. Ceux qui ont vécu ou vivent dans des pays occidentaux (Etats-unis notamment) et qui ont fortement intégré la culture de leurs pays d’accueil, parfois au détriment de celle de leurs pays d’origine. L’expression a un équivalent togolais : « Simélan ». Issue de l’argot éwé (langue parlée au Togo), elle signifie littéralement animal aquatique, celui qui a traversé la mer. Ces deux mots traduisent un certain regard porté par le continent sur sa diaspora, celle dont il est question dans ce roman.

Un roman qui décrit la complexité de l’exil

Certaines de mes lectures font l’objet d’une courte analyse. Juste ce qu’il faut pour satisfaire le format Instagram. Le même destin était réservé à celui-ci. Une photo soigneusement postée, avec en légende quelques lignes dans lesquelles j’aurais dit mon admiration pour l’écrivaine et son œuvre. J’aurais dit combien ce livre était essentiel et grouillait de références dans lesquelles se reconnaitrait n’importe quel individu ayant expérimenté un transfert géographique de l’Afrique vers un pays occidental. Celui qu’on nommerait primo-arrivant ou immigré de première génération. J’aurais dit qu’il s’agissait de toute ma vie de lectrice, du premier roman que j’ai autant surligné. Que la lecture s’est par moment étrangement apparentée à celle d’une autobiographie, la mienne. J’aurais employé une horde de qualificatifs, dont feraient partie « minutieux », « pertinent », « détaillé ». Je n’aurais pas manqué de relever la clarté de la plume et l’empathie que dégage le récit.

Et puis au fil de la lecture, certains passages ont eu en moi une si forte résonance qu’il m’est apparu nécessaire que le texte Instagram soit rallongé de quelques paragraphes. Je me devais par ailleurs de faire honneur à Ifemelu (Ifem) à travers un billet de blog. Il s’agit du personnage principal du roman, il est absolument saisissant et transperçant de lucidité. Son récit réconcilie l’exilé avec avec ses questionnements, ses doutes, ses craintes parce qu’il lui permet de les nommer, et ainsi, de se décharger du poids de la culpabilité qu’il a bien trop souvent chevillé au corps.

Que fuit la jeunesse africaine ?

Les raisons qui ont poussé Ifemelu à quitter son Nigeria natal ressemblent à celles qui ont conduit mes amis et moi-même à sortir de Lomé. Pour certains, notamment ceux dont les parents en avaient les moyens, le baccalauréat sonnait la fin du séjour au Togo et pour d’autres, comme moi, le départ a eu lieu quelques années plus tard.

Des salles d’universités en permanence bondées, des mouvements de grèves récurrents d’enseignants et d’étudiants, qui désorganisent considérablement le rythme des cours, l’obstruction du marché de l’emploi, qui ne laissait aux jeunes diplômés que peu de perspectives et d’opportunités. Le tout couronné par une situation politique pour le moins instable. Ce sont toutes ces raisons, et bien d’autres, qui jettent de jeunes Africains tout droit dans la mal aimée catégorie des migrants économiques. Partir ou « dégringoler dans la désolation du chômage » tel a été le choix.

« Alexa, et les autres invités, peut-être même Georgina, comprenaient tous la fuite devant la guerre, devant la pauvreté qui broyait l’âme humaine, mais ils étaient incapables de comprendre le besoin d’échapper à la léthargie pesante du manque de choix. Ils ne comprenaient pas que des gens comme lui, qui avaient été bien nourris, n’avaient pas manqué d’eau, mais étaient englués dans l’insatisfaction, conditionnés depuis leur naissance à regarder ailleurs, éternellement convaincus que la vie véritable se déroulait dans cet ailleurs, étaient aujourd’hui prêts à commettre des actes dangereux, des actes illégaux, pour pouvoir partir, bien qu’aucun d’entre eux ne meure de faim, n’ait été violé, ou ne fuie des villages incendiés, simplement avide d’avoir le choix, avide de certitude. » Americanah, Page 409

L’Afrique entre ressemblances et dissemblances

Dans Americanah, Chimamanda équilibre constamment. Placés ici et là, des mots et des phrases, racontent le long du roman la proximité culturelle entre les pays d’Afrique, notamment ceux de l’ouest (que je connais mieux et que je peux donc comparer). Reconnaissons, sans justifier les personnes qui par pur manque de curiosité intellectuelle ou par dédain, emballent tous les pays du continent africain dans un même ensemble visqueux, flou, indistinct, qu’il existe d’indéniables similitudes entre nos pays. Des pratiques culturelles qui ne varient que peu, des habitudes et une vision des choses communes. Le rapport à la santé mentale, à la religion, au luxe et à l’exil par exemple.

Elle évoque toutefois avec lucidité certaines différences et même des tensions qui existent sur le continent et parfois traversent les relations au sein de la diaspora africaine.

« Je ne supporte pas de regarder ces trucs-là. Je suppose que j’ai un préjugé. Chez moi, en Afrique du Sud, les Nigérians sont connus pour voler les cartes de crédit, faire du trafic de drogue et tremper dans toutes sortes de choses bizarres. » Americanah, Page 281

La diaspora africaine face aux différentes nuances de Noirs

La question de l’éloignement culturel entre les Noirs primo-arrivants et ceux qui sont natifs des pays d’accueil est constamment posée dans le récit. A travers les amitiés et amours d’Ifemelu, on observe la complexité des rapports entre les deux catégories de Noirs.

D’où viens tu ? Les réactions que suscite parfois cette question illustrent bien la problématique. Pour ma part, elle ne me choque ni me frustre, parce que je viens en effet de quelque part. J’y réponds donc sans animosité « du Togo ». Alors que si j’étais née en France, que j’en avais la nationalité, et que sur la base de ma couleur de peau, on m’attribuait un statut d’étrangère en me posant la même question, j’en serais probablement vexée. Autre exemple, l’épais mur administratif auquel se heurtent les primo arrivants n’existe de facto pas pour les natifs des pays d’accueil, ces derniers étant supposés être citoyens du pays.

De ces situations, naissent des combats et des frustrations qui transcendent la communion que l’expérience du racisme crée entre les Noirs. Il me semble d’ailleurs que la véhémence avec laquelle les individus combattent le racisme dépend de leur statut : Noir natif ou primo-arrivant. Cela s’explique lorsque l’on sait que le racisme s’invite souvent plus tôt dans le vécu des premiers. Les primo-arrivants quant à eux ne deviennent Noirs qu’au moment où ils arrivent dans leur pays d’accueil. La couleur de peau et le lourd symbole d’altérité qu’elle impose sont un non sujet là d’où ils viennent.

Tu dois te montrer offensé quand on utilise des mots tels que « pastèque » ou « goudronné » à titre de plaisanterie, même si tu ne sais pas de quoi on parle _ et puisque tu es un Noir non américain, il y a toutes les chances que tu ne le sache pas. Americanah, Page 330

Un, deux, trois : Souriez, vous êtes immigré !

L’expérience migratoire n’est pas synonyme d’un départ de zéro. L’immigré construit son intégration sur les bases de ce qu’il a pris (apprit) de son pays d’origine. Même si l’affirmation me semble aujourd’hui couler de source, cela n’a pas toujours été le cas. Le parcours migratoire, d’après le croisement que je fais entre le récit de ce roman et un grand nombre de discussions, comporte quelques phases quasi classiques. Des étapes qui souvent, conduisent l’individu à perdre de vue l’évidence. Fort heureusement, certains primo-arrivants sont amenés au bout d’une période dont la durée dépend de chacun, à une prise de conscience des atouts inhérents à leur condition. Leur double culture et leur immersion au sein de deux univers leur donne en effet une ouverture ou au moins une vision plus large de certains enjeux.

Les phases dont je faisais précédemment mention peuvent être résumées comme suit et rejoignent le cheminement d’Ifemelu, ainsi que du mien et de celui de tant d’autres.

  • Etape 1 : Le primo-arrivant ayant perdu ses repères, est à la recherche de points d’ancrage au sein des pays d’accueil. Cette première étape conduit l’individu, mû par une sorte d’instinct de survie, à une docilité et un zèle parfois extrêmes, à une tentative désespérée d’effacement de soi, de sa personnalité. Il est question pour lui de se débarrasser des signes les plus ostentatoires de son africanité. Il s’agira par exemple de gommer tout accent ou de camoufler les cheveux naturels, de se blanchir tout simplement. Une fille que j’ai rencontrée à d’un séminaire m’a raconté l’histoire de son copain, qui arrivé en France à l’adolescence s’est rendu mutique pendant une partie de sa scolarité pour cacher son accent togolais. Emenike, l’un des personnages du roman incarne parfaitement cette partie. Celui qui une fois arrivé au Royaume-Uni se cramponne ridiculement au pays au point de s’y fondre, en ponctuant chacun de ses propos par des « nous les British ». L’archétype de l’individu auquel j’espère de toutes mes forces ne jamais ressembler.
  • Etape 2 : Le primo-arrivant prend conscience que l’effacement et l’extrême docilité -que d’aucuns interprètent à tort comme étant l’expression d’une gentillesse quasi génétique des étrangers- ne rend en aucun cas l’expérience moins rude et n’épargne aucunement des aléas du racisme. Certains à cette étape traversent et expriment une sorte de rebellion, de colère en décidant de ne plus se laisser « dompter » et absorber par l’autre (sa race, sa culture ou sa classe sociale) « Ces gens là, ils vous obligent à être agressifs juste pour garder votre dignité. » Americanah, Page 327
  • Etape 3 : Le primo-arrivant revêt le costume qu’il a précédemment abandonné et prend la décision d’embrasser son identité, d’être pleinement cet autre, différent mais fier de l’être. Il se résout à en faire une force plutôt qu’un sujet d’embarras. Car de toute façon, et à l’image de ce proverbe africain, « un bout de bâton a beau longtemps séjourner dans la marre, il n’en deviendra pas pour autant un crocodile ». Il réalise combien le gommage de soi est énergivore et il s’autorise enfin à exister, tout simplement.

Un bilan d’étape de votre expérience migratoire

Le schéma que je dresse est bien entendu grossier, le parcours reste infiniment plus subtil et fin, chacune des pages d’Americanah le démontre. Certaines étapes peuvent même se chevaucher et cohabiter en générant un état de conflit permanent au sein de l’individu. C’est d’ailleurs souvent le cas.

Si les lignes précédentes vous emmènent ami.e immigré.e, à envisager un point d’étape de votre expérience, voici une des questions qui pourraient vous être éclairer et dont la réponse, quelle qu’elle soit, n’implique aucun jugement. Parlez-vous au quotidien avec un accent que vous auriez si vous vous réveillez d’un sommeil profond durant un tremblement de terre ? La réponse à cette question a été décisive dans le cheminement du personnage principal de ce roman. Cette dernière s’étant peut-être rendue compte que « Les accents ne se perdent pas, ils peuvent trouver refuge dans la langue, se laisser couvrir par l’épaisseur d’une autre langue mais aussitôt que la langue se relâche, ils se relèvent. Ils chantent en toute liberté d’une langue qui ne les serre plus. » Masson Céline, L’accent, une langue qui résiste, Cliniques méditerranéennes, vol. 90, no. 2, 2014, pp. 85-94.

Je ne peux qu’imaginer l’immense travail d’observation, d’introspection et de rétrospective qu’a du faire l’autrice pour extirper de ses expériences nigériane et étasunienne une œuvre littéraire d’une telle justesse. Dans Americanah, chaque chapitre apparait comme un rayon de plus, une source lumineuse, crûment projetée sur un nouveau pan de l’expérience migratoire. Y compris sur les éléments les plus banals et subtils. A quoi ressemble la vie avant, pendant, et pour certains, après la migration ? Comment impacte t-elle le corps, les goûts et la vision des personnes concernées ? Il existe probablement autant d’histoires d’immigration que d’immigrés, insinuer l’existence d’un schéma unique serait faire preuve de nombrilisme. Et pourtant, en filigrane de cette mosaïque, se dessine un parcours sensiblement commun. C’est celui-là même que Chimamanda a su capter et fait porter dans ce roman par l’histoire d’amour d’Ifemelu et Obinze.


Silence, on étouffe !

La génération Y-Z africaine et son rapport à la politique…

La première université de l’Engagement à laquelle j’ai participé en juillet 2019 dans les hauteurs du Vercors m’a permis de réaliser l’étendue de l’engagement politique et sociétal des jeunes que j’y ai côtoyé. Alors, il s’agit peut-être d’une tranche assez instruite et/ ou particulièrement informée. Mais lorsque j’ai mis face à face le rapport qu’a cette tranche de population française à la vie politique avec celui que celle de la population togolaise (par extension africaine) entretient avec la chose politique, mon constat est clair. Il n’a ni la même nature, ni la même ampleur.
Je me rappelle d’une soirée où, discutant avec deux amis autour d’un verre, ces derniers ont basculé sur des sujets politiques. J’ai tout de suite et avec une grande vigueur manifesté le profond ennui que cela m’inspirait, les priant de parler de choses plus « intéressantes ». Depuis, au fil de mes rencontres, de mes expériences, de mes lectures et découvertes, mes priorités ont été réajustées, je ne suis plus en mesure de tenir le même discours.


Je ne considère pas que tout le monde doive être passionné de politique, mais il est certain que l’état de désintérêt dans laquelle nous pataugeons n’augure pas un relai rassurant pour la direction future de nos pays. Sur la scène géopolitique internationale de demain, l’Afrique est-elle sure d’avoir une jeunesse formée, informée, prête à défendre ses intérêts face à des interlocuteurs de taille ?
Avant d’en arriver là, il faudrait peut-être faire (re)naître la flamme militante au sein de la génération Y-Z togolaise (africaine). Pour cela, ne faudrait-il pas que la manière dont la vie politique se vit, se construit, s’alimente, se fait et se défait puisse inspirer un quelconque attrait ?

Soirée des lauréats, Universités de l’Engagement, Juillet 2019

Bien que n’étant pas particulièrement au fait de l’actualité politique française, j’ai toujours trouvé intéressante l’émulation qu’on y ressent. On ne pourra certainement pas épurer la scène de certains personnages venimeux (suivez mon regard), mais même si elle n’est pas parfaite, j’apprécie au moins le fait que cela soit aussi mouvant, vivant, présent, évolutif, contradictoire.
C’est peut-être cela qui nous manque. Comment demander à la jeunesse d’arroser une plante qui à tout égard semble morte ? Un espace politique et médiatique souvent monopolisé, monotone et monocorde. D’un ennui qui ne dit pas son nom. Allergique à toute sorte de nouveauté et n’hésitant pas à étouffer toute voix contradictoire, à étouffer à coup de corruption et d’intimidation tout germe de renouveau.

De 1994 à 2020, un combat perdu d’avance ?

Elom m’a appelée il y a quelques jours, il semblait inquiet. « Qu’est-ce qui vous motive, vous les jeunes aujourd’hui ? C’est qui vos modèles ? Quels sont vos engagements ? » Il a bien raison, la situation n’est guère rassurante.
Dans son morceau Ubuntu tiré de l’album Améwuga, On l’entend dialoguer avec Enoueke, son garçon de 6 ans. Une balade lyrique, poétique et rythmique de 5 minutes qu’en écoutant les yeux fermés, dessine des contours aussi purs que le premier dessin d’un enfant. Gribouillis, mignonne maladresse et innocence dans laquelle une pointe d’hésitation côtoie une absolue conviction. Enoueke rêve de monter sur un hôtel, d’attacher une cape sur son cou, de sauter et d’essayer de voler, pour ainsi chaque nuit, sauver le monde en le débarrassant des voleurs. Un rêve de justicier. Donner la parole à une personne, c’est une marque de respect, c’est dire sans les mots à cette personne qu’on la considère et qu’elle compte. Quand comprendront-ils que nos ventres ne sont pas des tombeaux destinés à recueillir les ossements de toutes les pensées que nous avons trop craints de formuler ?

Il y a des histoires que les plus âgés que moi racontaient sur les événements de 1994. Je ne les ai pas vécus, mais les épisodes de 2005 et plus récemment de 2020 (élections présidentielles au Togo) ne sont pas non plus de nature à inciter à un engagement dont l’issue semble de toute évidence perdue d’avance.
Loin de moi la volonté de jouer les pessimistes (Dieu sait pourtant que j’ai des raisons de l’être), mais je pose simplement comme cause majeure de ce désintérêt, la morosité de notre vie politique. Tout ce qui nous reste, c’est un débat extrêmement superficiel, des positionnements mous et flous, se limitant au pire à quelques soupirs indignés et au mieux à quelques coups de gueule – d’activistes – sur internet.

Visuel album Amewuga, Elom 20ce
Visuel album Amewuga, Elom 20ce

Boomers Vs Millenials

Il y a aussi cette tendance qu’on a à étouffer la parole des plus jeunes sous prétexte de leur immaturité. La vérité sort de la bouche des enfants dit-on. Cette vérité qui dans nos cultures est plus infantilisée que de raison. Il y a une réflexion que j’ai toujours trouvée toxique parce qu’elle symbolise selon moi le rejet de la pensée des jeunes. « Ah mais c’est qu’il a évolué le petit, il veut maintenant se prononcer dans les affaires de grandes personnes ». J’avais l’impression de rapetisser à chaque fois qu’elle étaient formulée à mon endroit. L’impact de cet assemblage de mots me hante jusqu’aujourd’hui où elle sonne encore à mon oreille lorsque j’ai une idée à formuler, mon avis à donner. Le fameux respect qu’on est censé devoir aux aînés ne laisse parfois pas de place à la liberté d’expression des moins âgés. Non pas que je sois contre le respect mais lorsqu’il devient un outil qui bâillonne d’autres, convenons qu’il est nuisible.

On parle souvent de l’accueil réservé aux messages de Greta Thunberg par certaines personnalités. Intimidation, infantilisation, moqueries et bien d’autres douces amabilités dont la maîtrise semble être détenue par une espèce qui a toujours existé et que nous avons maintenant la chance de pouvoir nommer : les boomers. Beaucoup de jeunes africains sont des Greta en puissance et au quotidien.
Le phénomène boomers Vs millenials n’est pas exclusivement occidental. L’une de mes œuvres littéraires africaines préférées, consacrée à la thématique du conflit de générations en est la preuve. « Toute la vie est régie par une seule loi, celle de la hiérarchie de l’âge, de l’expérience et de la sagesse. » c’est bien de Sous l’orage, publié en 1963 par Seydou Badian que sort cette citation. Qu’on ne s’étonne donc pas que la jeunesse ait du mal à construire une pensée et des avis autonomes.

Un système opaque et impénétrable

Un autre aspect est l’opacité de nos systèmes. Il est bien dans l’intérêt de certains individus et Etats que la gestion de nos pays reste floue. Un lieu saint où ne peuvent s’introduire qu’une lignée d’initiés. Le terme lignée s’accorde bien à la situation de certains de nos pays (30, 40, 50 ans de passe-passes du trône présidentiel entre les membres des mêmes clans, sans alternance, ça vous dit certainement quelque chose) Aucun compte-rendu, aucun sentiment d’obligation de résultats. On ne peut être attiré par quelque chose que l’on ne connait pas. De la transparence découlera l’attractivité. Ah, j’oubliais, ils ne veulent pas que nos ambitions s’étendent jusqu’aux sphères politiques. La politique, c’est pour les grands, de préférence une meute irremplaçable de grands.

Entre gentillesse innée et résignation

« Je ne sais plus partager mes idées dans un environnement aussi hostile que celui entretenu par le système  »politique » au Togo… Moins encore sur Facebook… La conspiration que nous découvrons est aussi lourde ; c’est à se demander : Pourquoi ? »

Prince Asrafo Plakoo-Mlapa, Prince de Togoville. 1er mai 2020
Image instagram Nerys Dosseh (MlleDosseh)

J’ai souvent entendu dire que les togolais sont de toute la population ouest africaine les plus pacifistes, les plus timides. J’ai moi même plus d’une fois ressorti comme un joker cette phrase pour justifier mon caractère parfois maladivement effacé. Tout en sachant très bien que notre incapacité à revendiquer, à réclamer et exiger ce qui nous revient de droit n’a rien de normal et encore moins d’inné.

Je ne viens pas dresser une liste de solutions. A ce stade, soyons clairs, je n’en ai pas. D’ailleurs, consciente de mon incapacité à trouver ne serait-ce qu’une ébauche de remède, j’ai hésité à écrire ce texte. Puis je me suis dis (ou plutôt rassurée en disant) qu’au final, être consciente de cet état de fait et en dresser un constat, c’est aussi manifester la volonté de cette jeunesse qu’on accuse de paresse intellectuelle et de manque d’ambition de participer à une vie politique plus saine, moins hostile.

Il y a certainement des points non abordés dans cet article qui de toute façon mériterait d’être approfondi (je m’accorde la liberté de le compléter au fur et à mesure ou d’en publier une suite). Tout élément complémentaire, angle de vue différent sur la question, référence (études, articles, livres) qui pourrait corroborer le sujet, serait la bienvenue. Prenez soin de vous et des vôtres ! #UBUNTU


La Sape congolaise, de l’importance de nos cultures populaires

Sévérin Mouyengo, sapeur congolais
Sévérin Mouyengo pose pour la série de photos « The Sapeur » du photographe japonais Sap Chano

Il y a quelques années, la vie m’a permis au gré de mes rencontres de découvrir bien des facettes de la République Démocratique du Congo. Avant cela, tout ce que je savais de ce pays c’est qu’il est grand par sa superficie, riche de ressources minières, majestueux par sa population et sa culture, mais ravagé par la convoitise et la cupidité humaines. Je savais que dans certaines de ses contrées mères et filles y servent de défouloirs sexuels, encore que le terme reste faible. Que des garçons sont arrachés de leurs rêves d’enfants et transformés en boucliers humains sur des champs de guerres dont ils sont à mille lieues d’imaginer la portée. Que c’est un pays doté d’un grand barrage alimentant les pays limitrophes mais dont les habitants se sont peu à peu habitués à se passer d’électricité pendant des jours d’affilés. Je savais que comme dans la plupart des pays de mon continent, une seule grande pluie peut empêcher toute circulation à cause de l’inexistence de systèmes de canalisation appropriés et que l’éducation y est malheureusement devenue au fil des années une denrée rare.

C’est ainsi que le Congo (RDC), cœur de l’Afrique, s’est implanté dans l’imaginaire collectif comme étant l’incarnation du chaos africain. Pourtant, au fond, j’ai toujours nourri l’espoir que la réalité n’y soit pas aussi sombre. Et ayant eu la chance d’avoir passé de nombreux samedis soir à éplucher en compagnie de mon père une kyrielle d’album rumbas, je me sens à même de témoigner de la beauté de ce pays (dont les qualités ne se limitent bien entendu pas qu’aux talents musicaux de ses citoyens). Et puis, ai-je besoin de faire mention de cette magnifique langue qu’ils ont, le lingala. Parlé, il a l’air d’un chant et chanté, il est juste divin. Eza Kitoko1.

Un mouvement culturel et un pilier du divertissement

Outre la musique, la langue et la profondeur d’âme que j’ai au fil du temps découvertes en ce pays, j’ai noté qu’un bon nombre de phénomènes culturels mondiaux y ont pris naissance. Parmi eux, le fameux tube « Indépendance Cha Cha » qui demeure jusqu’aujourd’hui l’hymne panafricaine des indépendances ou encore la Sape. J’ose croire que chacun conviendra avec moi que la Société des Ambianceurs et Personnes Elégantes a depuis son avènement jusqu’à nos jours, impacté de manière indélébile la culture populaire congolaise et en passant l’univers culturel africain dans son ensemble. Combien d’artistes chanteurs de tous bords et de toutes nationalités ont eu recours à des sapeurs pour colorer, égayer, de leurs accoutrements et leurs mimiques leurs vidéos clips ? Combien d’expositions et de concours ont été organisés dans divers pays sur le thème de la Sape ? Et combien de créateurs ont puisé leur inspiration de la sapologie2 ?

Le mouvement est incontestablement un pilier du divertissement en RDC. La Sape a de toute évidence en Afrique l’aura dont d’autres mouvements culturels bénéficient sur leurs continents de naissance. Une fois décortiqué et analysé, on y retrouve les aspects historiques, politiques, idéologiques, identitaires et bien entendu culturels dont tous les mouvements d’ampleur sont chargés. Il occupe au sein de la population congolaise une place tellement prépondérante que des groupes organisés ont pris naissance à sa source, avec aujourd’hui des ramifications ayant leurs codes, leurs règlements et des concepts rigoureusement instaurés; l’hymne des sapeurs et le concept « Religion Kitendi3» entre autres. Observé de près, on pourrait (sans être caricatural) y déceler certains traits de caractères qui distinguent les congolais de Kinshasa de ceux de Brazzaville. Les premiers ont un style plus excentriques que les seconds, et ce, même dans des domaines autres que celui de la Sape.

Sous d’autres cieux, la Sape aurait été non seulement une réelle institution reconnue, sans doute soumise à quelques études sociologiques et surtout, représenterait une importante source de revenus.

Des sapeurs posent pour le photographe Sap Chano dans le cadre de la série "The Sapeur" qui servira également les d'affiche au festival musical "La Magnifique Society"
Série de photo « The Sapeur » du photographe Sap Chano

Malgré le capital culturel énorme qu’ils représentent (ou devraient représenter), il n’est pas rare de constater le manque de considération dont font l’objet les acteurs du domaine et par là le mouvement même. Il y a sur internet un documentaire dont le titre cristallise à lui seul le mépris dont je faisais précédemment mention. Intitulé « The Congo dandies : living in poverty and spending a fortune to look like a million dollars », ses réalisateurs se mettent dans une posture de juges, avec un but clairement condescendant.

L’ultime torture pour moi, c’était de lire ensuite les commentaires dans lesquels les internautes américains (puisque le documentaire a été réalisé par des américains), se sont manifestement sentis confortés dans leurs préjugés sur « ces inconscients d’africains » et n’ont pas hésité à cracher leur venin. Je me sens pourtant illégitime à me plaindre de cet état de fait, puisque la valeur et l’attention dues aux mouvements de ce genre leur sont rarement accordées par nous-même en Afrique ? Je paraphraserai un dicton togolais qui dit que seul le propriétaire d’un bien est en mesure de lui attribuer une valeur… Sous d’autres cieux, la Sape aurait été non seulement une réelle institution reconnue, sans doute soumise à quelques études sociologiques et surtout, représenterait une importante source de revenus. Par ailleurs, l’aspect distractif de la culture a de tout temps été un puissant levier économique pour les pays qui ont fait le choix d’y surfer en y misant une partie de leurs investissements. Aujourd’hui, la présence des réseaux sociaux et l’ouverture qu’ils offrent renforce la justesse de ce choix.

Les pionniers de la Sape ont fortement participé à la « congolisation4 » du monde. La nouvelle génération de sapeurs assure la pérennité du mouvement. Le manque d’information et la mauvaise publicité dont ils font constamment l’objet n’a pour effet que de biaiser la perception du monde sur eux. L’image qu’on a des sapeurs, c’est celle d’une bande d’inconscients qui, par manque de projets de vie s’adonnent à des achats inconsidérés d’accoutrements scandaleusement chers. Je tiens à ce propos à rappeler que la Sape, est comme tout autre mouvement évolutif. Pour preuve, les nouveaux sapeurs se tournent de plus en plus vers la production locale de vêtements, contrairement à leurs précurseurs qui ne juraient que par les vêtements de marques importées. Ils donnent ainsi au mouvement une orientation nouvelle et un modèle économique bien plus intéressant. Il existe aujourd’hui des sapeurs qui mettent au service de cet art leurs talents de costumiers et de créateurs (Maxime Pivot Mabandza entre autres). Des savoir-faire qui mériteraient d’être promus.

La Sape au-delà du visuel : « The Peace Wearers »

Deux sapeurs congolais
Deux sapeurs congolais, crédit : Sap Chano

Se vêtir, au-delà de la fonction primaire de cacher la nudité peut être un acte politique. Le vêtement et l’apparence ont une voix. Ils peuvent représenter dans certains contextes un symbole d’émancipation. Les « Pachuccos » sont ceux que j’appelle « les sapeurs latinos ». Ce sont des dandys latinos qui maîtrisent et manient l’art de porter les fameux fedoras, chapeaux à bords plus ou moins larges et relativement extravagants selon les modèles. Ils les assemblent à des costumes parfois disproportionnés et aux couleurs souvent vitaminées. Dans une émission qui leur a été consacrée, le présentateur allant à la découverte d’une communauté de pachuccos témoignait que leurs tenues ont vocation à être portées à des occasions spéciales.

«Il faut sortir de chez soi habillé de la sorte avec une mission bien précise, pour lui par exemple, il pouvait décider d’aller en boîte avec ce genre de tenue dans le but d’attirer tous les regards».

La pensée qui anime ces spécialistes des fedoras est celle-ci : « Tu me méprises parce que je suis latino, asiatique ou noir. Mais lorsque je rentre dans ce type de vêtement, tu es obligé de me regarder, et lorsque tu fais une comparaison, tu te rends bien compte que j’ai plus de classe que toi ». Il y a donc derrière cette extravagance l’expression d’une défiance. Concernant la SAPE congolaise, lorsque l’on fait un effort intellectuel en allant au-delà de l’aspect visuel et du côté « showmen » (qui n’est d’ailleurs pas une tare), on se rend compte qu’il est question d’une réelle philosophie du beau.

Lors du festival de musique La Magnifique Society qui se tient depuis quelques années dans la ville de Reims, j’ai eu le plaisir d’interviewer le photographe japonais Sap Chano dont la campagne photographique a servi d’affiche en 2018 audit festival. Je travaillais à ce moment sur le sujet de la Sape lorsqu’un jour dans les transports publics rémois, j’ai aperçu cette belle affiche aux multiples couleurs qui a bien évidemment dès le premier coup d’œil attiré mon attention. Je lui ai donc adressé quelques questions concernant les raisons qui ont motivé son voyage en République du Congo ainsi que l’expo photo « The Sapeur » qui a mis en avant des sapeurs Brazzavillois il y a quelques mois à Kyoto. Il m’a répondu ceci :

«J’ai pensé que la simplicité de leur réflexion axée sur le pacifisme était intéressante. Au Japon on a tendance à tout de suite parler de choses complexes comme la Constitution dès qu’on évoque le concept de Paix. Mais un Sapeur ne va pas plus loin que, si je ne me dispute pas, c’est pour ne pas salir mes habits. Je crois que cette pensée qui porte en elle la franchise d’un enfant peut apporter beaucoup à la communauté japonaise.»

Un album photo mis en vente sur le sujet porte d’ailleurs le titre de  » The Peace wearers5« . Il existe une autre raison qui contraint les sapeurs à éviter d’en venir aux mains lors d’une bagarre. Elle est simple, ils considèrent leurs vêtements comme des armes suffisantes à assurer la bataille à leur place, ils se battent donc à coup de « regardes un peu ma paire de chaussures » et de « toi tu vois un peu mon costume? Tu ne fais pas le poids » et ainsi de suite. Le principe rappelle d’ailleurs celui du Sabar, danse sénégalaise que la chorégraphe Fatou Cissé rapporte à l’expression idiomatique « Je vais te taper sans te toucher ».

Cette manière de concevoir la notion de paix révèle comme l’a relevé Sap Chano, une simplicité enfantine, mais essentielle à ce monde où les notions les plus basiques, celles dont la compréhension devrait être à la portée de tous tendent à être automatiquement complexifiées. Cette conception de la paix est d’autant plus paradoxale au vu de la situation politique du pays, plongé dans une guerre aussi meurtrière qu’interminable. On aurait presque dit que les sapeurs essayaient de prendre le contre-pied de la gangrène belliqueuse qui pourrit depuis bien des années la vie des Congolais. Ne serait-ce que sur cet angle de vue, la SAPE a le mérite d’exister.

De l’utilité du beau

Je parlais tantôt d’une philosophie du beau. Derrière les débats qui animent d’un côté, ceux qui apprécient le mouvement pour son aspect distractif et ceux qui le méprisent parce que le considérant comme inutile, se pose l’éternelle question de l’utilité du beau. La Sape est utile, parce qu’elle manie les couleurs, le beau, la joie. La Sape est inutile parce qu’elle ne produit rien de concret, « on ne mange pas la beauté » dira-t-on dans les contrées ouest-africaines. En effet, qu’est ce que la beauté visuelle prônée par ce mouvement apporterait au Congo et à l’Afrique en l’état actuel des choses? Quoi q’il en soit, au-delà des théories concernant l’utilité du beau, je reste favorable au fait de creuser plus profond et de ne pas se contenter de poser un regard superficiel, plat ou pire dédaigneux sur ce mouvement.

Aux États-Unis il existe plusieurs mouvements culturels dont celui des célèbres drag queens. Il s’agit d’une pratique consistant pour des hommes à se travestir en usant d’accoutrements et de maquillages plus loufoques les uns que les autres pour se produire sur scène le temps d’un spectacle de stand-up, de chant, de danse, d’effeuillage etc. Les tenants de cette culture en ont fait l’un des événements incontournables du show-biz américain. Aujourd’hui, qu’on l’approuve ou pas, la drag est un symbole américain. Un nombre incalculable d’émissions et d’événements de grande audience sont créés autour de la chose et diverses opportunités sont offerts aux acteurs du domaine. Certains, à l’instar de RuPaul en ont fait un empire.

Couverture du Dictionnaire enjoué des cultures africaines,
A. MABANCKOU & A. WABERI

Lorsque vous suivez un documentaire ou une émission sur le kilt ou le tartan6, la première chose que vous relevez dans la plupart des cas est le lien culturel et historique quasi-automatique qui se fait autour de ce vêtement. Chaque société tente de trouver une logique (culturelle, anthropologique, politique, historique…) aux habitudes (dont celles vestimentaires) qui ont été érigées et maintenues en son sein. Force est pourtant de constater qu’en ce qui concerne les cultures africaines, parmi lesquelles la Sape dont il est ici question, elles font l’objet d’une telle banalisation ahurissante. Ces sujets sont traités de manière triviale comme s’ils étaient vides de toute essence. J’ai déjà vu dans des émissions, des écossais avoir les larmes aux yeux en parlant du lien familial et générationnel que le kilt créait entre leurs aïeux et eux. Il n’est pas question ici d’indexer les étrangers qui viennent présenter les habitudes culturelles africaines selon leurs sensibilités et selon le peu qu’ils pensent en savoir. Il est du devoir des détenteurs de ces cultures de les valoriser en commençant par les questionner et les étudier, en les soumettant à l’avis des intellectuels africains, en les expliquant aux futurs intellectuels que sont les élèves et étudiants d’aujourd’hui.

L’accoutrement d’un sapeur n’est en rien plus étrange qu’un kilt mais les deux habitudes vestimentaires ne seront pas présentées sur un même pied d’égalité. La Sape est souvent présentée avec une pointe de moquerie, comme s’il s’agissait d’une culture de barbares ; alors qu’une autre culture vestimentaire venant d’ailleurs, aussi « bizarre » qu’elle puisse être sera présentée de sorte qu’on comprenne son histoire et qu’on la respecte. Il appartient aux africains de « rétablir l’équilibre » en la matière, imposer au monde le récit historique et culturel africain comme dirait le Dictionnaire Enjoué des Cultures Africaines7.

La question au final est de savoir pourquoi les sapeurs sont aussi souvent sollicités pour des tournages de clips vidéo, d’expo photos partout dans le monde si ce qu’ils proposent est dénué d’intérêt ? Pourquoi ces mouvements qui façonnent le mode de vie de populations entières ne devraient-ils pas être gérés avec plus d’intérêt ? D’autant plus qu’ils pourraient permettre de susciter des vocations, de créer des emplois, de nourrir des talents et parfois, de canaliser des énergies trop souvent dispersées par le manque d’éducation et la délinquance.

Notes
1. Eza Kitoko : « C’est beau » en lingala
2. Sapologie : Art de la Sape
3. Religion Kitendi : Veut dire en Lingala, « Religion du tissu« .
4. Congolisation : Subir l’influence d’un mouvement originaire du Congo
5. The Peace wearers : Littéralement, « Les porteurs de paix »
6. Kilt, Tartan : Le kilt fait partie des symboles de l’Écosse reconnus dans le monde entier. Tenue des grandes occasions ou de tous les jours il est également devenu le vêtement symbole du monde celte. Le tartan quant à lui désigne une étoffe de laine utilisée en particulier pour confectionner les kilts.
7. Dictionnaire Enjoué des Cultures Africaines : Recueil de mots et de concepts liés à l’Afrique. Alain Mabanckou et Abdourahman Wabéri en sont les auteurs.
8. Dans certaines parties du texte, j’utilise Congo pour désigner à la fois la République Démocratique du Congo et la République du Congo, la Sape étant un héritage partagé par les deux pays, eux même séparés par la frontière naturelle qu’est le fleuve Congo.


Afrique, vers une rétrotopie religieuse

Avant propos

Le flou, c’est quelque chose qui normalement m’effraie. Mais, cette fois-ci, je suis rassurée. Parce qu’au fil de mes discussions, j’ai compris qu’il s’agissait d’un flou plus ou moins collectif que je me dois de questionner, pour au mieux avoir les réponses que je recherche ou au moins ouvrir à mon échelle une réflexion sur le sujet. Vous ne serez donc pas surpris du nombre relativement important de points d’interrogations qui agrémentent ce texte au cours duquel je mets à nu l’état de ma pensée qui pourrait au gré du temps, des événements et des circonstances changer, ou se stabiliser dirais-je. Pour l’heure, mon incertitude est la seule chose dont je suis certaine.

L’emploi que je fais dans le texte des termes « chrétiens » et « musulmans » illustre toutes les religions dites importées. C’est parce que de toutes les forces religieuses en présence sur le continent, ces deux groupes sont les plus répandus, j’en ai donc fais une mise en avant.

Introduction

« L’enthousiasme que suscite cette pensée permet d’affirmer qu’une sorte d’ethnic revival prend corps, faisant entendre un puissant désir de déssoccidentalisation et une contestation de plus en plus affirmée des religions dites révélées. » 
 
L’impératif transgressif, Léonora Miano

Yannis Davy Guibinga, in Red Woman
Photo issue de la série Red Woman du photographe Yannis Davy Guibinga

11 Octobre 2018, mon attention est particulièrement attirée par une publication Instagram. La phrase (que j’ai traduite de l’anglais) était: « Mon cerveau a tellement été lavé qu’à un moment donné, j’avais l’habitude de… » et consistait à citer les comportements typiques de noirs américains résultant du lavage de cerveau établi par le système existant. De toutes les réponses qui ont été données, 80% environ évoquaient l’attachement à la religion chrétienne comme conséquence d’un blanchiment de cerveau. Aussi, la dynamique plus que mouvementée de la discussion démontrait-elle qu’il s’agissait d’une question plus que sensible.

Ce genre de discussions, faisait écho avec celles que j’ai moi-même à maintes reprises eu avec untel ou unetelle. Et pas une fois, d’un coté ou de l’autre, une issue concrète n’y a été trouvée. Ce sera certainement le cas de ce texte dont je ne connais pas encore la fin. Je ne saurai définir avec précision ni l’origine, ni la période à laquelle remonte mes questionnements sur le sujet des africains et leur attachement aux religions dites importées. Bien que les principes fondamentaux de ces religions déclinent toute possibilité de remise en question (on ne questionne pas lorsqu’on a la foi), il est de plus en plus difficile pour certains d’entre nous de ne pas relever les décalages qui ressortent parfois de la relation assez spéciale que nous entretenons avec elles.

Une relation passive agressive

« J’avoue avoir un peu de mal à m’agenouiller devant des statuts d’un Jésus et d’une Marie Blancs »
Anonyme.

Cette déclaration qu’on m’a faite il y a quelques mois veut dire beaucoup, d’autant plus qu’elle venait d’une personne fervente. Je pense qu’après tout le travail de persuasion et d’intimidation qui a été opéré en Afrique en matière de religions, il en faut aujourd’hui du courage pour oser se questionner sur ce sujet qui disons-le, fait partie de ceux dont nombreux parlent tout bas, que certains osent parfois penser au fond, mais dont personne n’ose parler à haute voix. Comment en sommes-nous arrivés là?

la-sainte-communion
La sainte communion; Guinnée équatoriale 1989. Par le photographe Pascal Maitre.

La religion est une chose collective, elle a une dimension culturelle. Elle est ce qui unit les individus à travers les rituels et la croyance partagés en quelque chose qui les dépasse, en un Invisible. Les croyances religieuses d’un peuple influencent son fonctionnement et définissent son mode de vie. Toutes les religions créent du lien social, et parce qu’elles créent du lien social, elles engendrent un aspect politique, dominateur et de pouvoir qui entraînent les dérives comme celles qu’on a pu observer à travers l’histoire de l’humanité.

Lorsque le projet d’une réflexion écrite sur ce sujet est né, j’ai décidé de faire un sondage dont le but était d’établir une corrélation entre le niveau d’intellectualisation, de connaissance sur l’histoire plus ou moins lointaine de l’Afrique et le choix des africains d’une appartenance religieuse. Ce qui m’a frappée, ce n’était pas au final les résultats que j’ai recueilli et auxquels je m’attendais. J’ai plutôt été marquée par la réaction de certaines personnes dès lors que le document du sondage a été mis en ligne. J’étais surprise que le seul titre du document qui était « Problacks et religions étrangères » ait emmené des gens à penser que mon but était de déstabiliser leur foi. Un sondage d’une page serait-il suffisant pour déstabiliser une « foi forte » ? A moins que les questions posées par le document en question soient déjà latentes dans l’esprit de ces personnes… La métaphore qui est tout de suite apparue à mon esprit par rapport à cette attitude est celle de l’infidélité en couple. Je m’explique. Dans un couple, une femme ou un homme ne se détourne pas de son/sa partenaire juste parce qu’une autre personne lui a une fois en passant fait des avances, une infidélité arrive dans les cas où soit une faille existait déjà au sein du couple, ou lorsque le partenaire en question nourrissait déjà des pensées et penchants de ce genre.
Le document ayant été entre-temps supprimé par Facebook (puis rétabli après réclamation de ma part, mais là n’est pas la question), j’ai dû le renvoyer en messagerie privée à quelques personnes. Entre ceux qui n’ont pas répondu, ne serait-ce que pour accuser réception et ceux dont l’accusé de réception consistait à me dire qu’ils étaient des « enfants de Dieu » et qu’ils ne voyaient pas le document en question d’un bon oeil, j’ai réalisé l’hypersensibilité du sujet que je tentais de toucher du doigt.

La peur de l’inconnu (celle de l’enfer en l’occurrence) guide souvent la plupart des gens à rester attachés à certains courants de pensée et à refouler tout questionnement et remise en question les concernant. Ceci illustre ce dicton de chez moi qui dit qu’il vaut mieux traiter avec le démon qu’on connaît que de se fier à l’ange qu’on ne connaît pas. Attitude qui ne pousse manifestement qu’à la passivité, à l’inaction et à la résignation.
Pourquoi l’Afrique est devenu le terrain optimal de prolifération de diverses pratiques religieuses? Pourquoi à travers le monde, les communautés noires sont celles au sein desquelles se trouve le plus grand nombre de pratiquants? Mis à part la violence avec laquelle le christianisme et l’islam ont été introduits au sein du continent (oui apprendre des versets à coup de fouets pendant 400 ans, ça laisse des traces),  se pourrait-il que ce soit parce que nous sommes de toutes les populations celle qui de manière désespérée a besoin de s’accrocher à quelque chose? De croire que ce par quoi nous sommes passés et par quoi nous passons a certainement un sens? Dans l’espoir que peut-être, la « Volonté Suprême » qui en a été à l’origine se chargerait bien un jour ou l’autre d’infliger une correction bien méritée aux bourreaux d’hier et d’aujourd’hui?

« Il se délectaient de la vertu des pauvres et de l’élitisme des oppresseurs. Laissez donc aux Blancs leur argent et leur pouvoir, leur ségrégation et leurs sarcasmes, leurs grandes maisons et leurs écoles, et leurs pelouses comme des tapis et leurs livres et surtout -sur tout- laissez leur donc leur blancheur. Il valait mieux être humble et modeste, insulté et maltraité pour un petit bout de temps que de passer l’éternité à rôtir en enfer. Personne n’aurait voulu admettre que des gens, chrétiens charitables, se réjouissent à la pensée de leurs oppresseurs tournant pour toujours sur la broche du diable dans des flammes de souffre. »
 
Maya Angelou, Je sais pourquoi chante l’oiseau en cage.

Woke* or bamboolized* ?

Les africains et afro-descendants de part le monde se sont, depuis un bout de temps, rendus compte de la technique du « diviser pour régner » utilisée par l’adversaire afin de renforcer sa main mise sur le continent. La philosophie africaine Ubuntu qui prône l’unification comme force vive du continent s’est trouvée anéantie à cause de l’acharnement continuel subi par l’Afrique au fil des siècles (traites arabo-musulmanes et occidentales, traité de Berlin, colonialisme, etc). C’est le retour à cette philosophie d’unification qui a motivé les personnages comme Marcus Garvey et ses congénères jusqu’aux Thomas Sankara plus récemment, dans leur combat pour le Panafricanisme. La mort de ces Hommes n’a pas stoppé le combat puisque d’autres comme Amzat Boukari-Yabara, Ama Mazama, Kemi Seba, Prof Téophile ObengaRosa Amelia Plumelle-Uribe, Egountchi Behanzin…, ont repris le flambeau et mènent activement le combat de ces prédécesseurs. Tous ont pour idéal une Afrique puissante, autosuffisante, digne et grande et tous pensent que le canal pour toucher ce rêve du doigt serait les nations unies d’Afrique. L’une des seules fissures qui habituellement fragmente le mur de l’idéal panafricaniste est la question religieuse.

En effet, sur la question religieuse, l’Afrique compte le bloc des adeptes de religions dites importées et celui des partisans du retour aux religions endogènes. Le groupe des panafricanistes présente le même schéma. Ce qui crée quelques scissions dans les rangs du mouvement et nourrit d’interminables débats entre ceux qui se considèrent comme appartenant à l’équipe des « éveillés » et ceux qu’ils considèrent en face comme des « bamboulisés ». En résumé, les chrétiens et musulmans africains seraient des perdus, des traîtres, des aveuglés ou des naïfs. Selon la tournure que prend souvent les débats fondés sur ce sujet, il existe pour les esprits vulnérables et non avertis un danger dans certains des discours radicaux et non assis sur des arguments solides. La conséquence, c’est une surenchère de la haine inter-religieuse, clairement contre-productive.

L’état actuel des africains et afro-descendants face aux religions étrangères m’emmène à faire une analogie avec celui des noirs français ou américains. La plupart de ces derniers portent aujourd’hui la nationalité de ces pays parce que leurs aïeux avaient autrefois été emmenés de force sur ces territoires pour les raisons que nous connaissons (guerres mondiales, tirailleurs sénégalais, esclavage etc). Avec le temps, ces personnes se sont accommodées de la situation et ont intégré leur « appartenance » à ces pays. Je pense qu’il en a été de même avec les questions religieuses, notamment celles du christianisme et de l’islam. Aussi vrai qu’il serait compliqué d’exiger de nos jours au nom du retour aux sources un abandon des nationalités héritées par ces afro-descendants, il est aussi vrai qu’il serait difficile d’obtenir en un court laps de temps un total revirement religieux de la part des africains (moi y compris) qui ont pendant des siècles été conditionnés par ces croyances.

De la nécessité de développer un sens critique

Je me rappelle la période où je passais mon baccalauréat. A chaque fois que nous sortions d’une épreuve, des petits groupes de candidats s’agglutinaient çà et là dans l’enceinte du centre d’examen et faisaient l’inventaire des diverses réponses que les uns et les autres avaient pu trouver. Chacun essayait par tous les moyens de convaincre l’autre de l’exactitude de sa réponse. Ces discussions semblaient parfois si sérieuses qu’on aurait dit que la vie et la mort en constituaient les enjeux. Ce que mes camarades faisaient à travers cette manœuvre, c’était simplement de se convaincre eux même qu’ils avaient les bonnes réponses. Comme si les réponses écrites sur leurs rabats il y a quelques minutes, avant la fin des épreuves, deviendraient tout à coup justes au moment où le reste du groupe les auraient approuvées. Tout simplement absurde et inutile. Mais le besoin de se rassurer était plus fort.

Un ami m’a une fois dit cette phrase que j’ai trouvée si juste, « Nombreuses sont ces personnes qui prêchent pour se convaincre elles même ». Même si elles ont l’air de savoir et de comprendre, même si elles affichent une certitude et une assurance implacables, leur discours n’est souvent pas neutre. Il voile leurs incertitudes, leurs traumas, leurs doutes, leurs peurs, leurs intérêts, leur manque de confiance parfois. Et si nous ne faisons pas attention aux paroles que nous buvons, à qui nous suivons, à qui donnons notre approbation, à qui nous nous sentons prêt à donner la communion sans confession, à qui nous idéalisons et que nous mettons sur un piédestal, nous nous retrouvons entrain de conforter un individu dans ses bêtises, de l’aider à se voiler la face et par là même occasion d’entraîner d’autres dans un gouffre.

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Sun and Rising; Artiste : Natgirsberger

Il est important (même si cela agace beaucoup d’individus) que l’on développe un esprit d’analyse par rapport à ce qui se dit et se fait autour de nous, ne pas être passifs face à toutes les informations qui nous sont présentées. Si cette réflexion devrait avoir un seul but, ce serait celui d’appeler à un sens critique sur la question du rôle, de l’utilité et des enjeux de la présence des religions sites importées sur le continent africain.

« La désaliénation raciale consiste à rendre le Noir capable de voir le blanc comme une couleur comme une autre, et non comme la couleur du pouvoir ou de dieu »
 
Maboula Soumahoro, La couleur de Dieu? Regards croisés sur la Nation d’Islam et Rastafari, 1930-1950, thèse de doctorat, université de Tours (Extrait de Africa Unite, Amzat Boukari-Yabara)

Qui sommes-nous ? D’où venons-nous ? Vers où nous dirigeons-nous ? Peut-on régler une crise identitaire aussi profonde que celle de l’Afrique juste à coup d’évangiles et de sourates ? Au vu de l’état actuel des choses, pense t-on que les africains pourraient continuer à se satisfaire de simples « tais-toi et crois » ? Nos traditions sont-elles aussi régressives qu’on nous l’a fait croire, puisque des pays comme la Chine ou le Japon, malgré leur grand attachement à leurs traditions semblent évoluer à la vitesse que nous constatons? Autant d’interrogations auxquelles cette amnésie volontaire dont nous faisons preuve lorsqu’il s’agit des « questions qui fâchent » ne nous aidera pas à répondre. La machine à questions est enclenchée depuis un moment déjà et ni moi, ni personne ne pourrons l’arrêter. Même si pour ma part, les réponses sont encore dures à trouver et le flou plus que jamais présent, je refuse de me censurer pour ces questions que je juge légitimes et nécessaires.

 

  • Woke : éveillé, averti
  • Bamboolized : bamboulisé, « nègre de maison »
  • La photo à la une est une oeuvre de l’artiste visuel Jessi Jumanji


Alex Sef, une histoire d’androgynie au Togo

« Je suis une femme, j’ai des traits masculins, j’essaie de les mettre en avant. » Sef

J’avais l’habitude de l’appeler Alex, mais elle m’a confié récemment qu’elle préférait Sef, diminutif de Sefofo (veut dire semence ou fleur en éwé*). Sef est motarde et entrepreneure togolaise. Elle est modèle photo androgyne. C’est mon amie.

Une personne androgyne est une personne à l’apparence physique ambiguë. Il s’agit de cette personne à la vue de laquelle vous vous posez la question « C’est un homme ou une femme ? ». Le concept de l’androgynie est bien entendu distinguable de celui de la transidentité, du travestissement et de l’intersexuation. La précision me semble utile pour la suite.

“Quand tu enlèves ton casque ou tu sors de ta voiture, c’est bonjour monsieur avant de se rendre compte que c’est madame, ça n’a rien à voir avec mon habillement, c’est une morphologie masculine qui est là.” Sef

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FLUOMANIA
Modèle : Alex Sef
Bodypainting : Sitou Matt
Photo : El Artistry

FluoMania est une série de photos réalisée par Sef en collaboration avec deux artistes togolais de renom. Le grapheur et street artist Sitou Matt pour le bodypainting et El Artistry à la photo.

L’exercice auquel cette œuvre vous soumet est celui qui consiste à parcourir l’ensemble des photos qui vous seront présentées et à essayer d’y distinguer chacune des diverses parties du corps photographié. Entre obscurité et coloris, vous avez à deviner, image après image, le modèle. Le parallèle qui est ici posé avec le thème sur lequel Sef axe son travail depuis quelques années est celui d’une identité qui transcende les détails du concept de la binarité de genre et va trouver l’identité profonde de l’être que la société a choisi de qualifier de fille, de garçon, d’homme ou de femme selon des critères physiologiques.

« A travers une grande partie de l’histoire, il y a eu cette idée que les hommes et les femmes étaient fondamentalement différents. Cela doit remonter à la bible. Le mot sexe est biologique. Il renvoie à nos chromosomes. Deux X pour une fille, un X et un Y pour un garçon. Le genre quant à lui est une fabrication sociale. Il y a des expressions de masculinité et de féminité et les deux sont des spectres qui se chevauchent. » Dr Lise ELIOT, Neuroscientifique.

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FLUOMANIA
Modèle : Alex Sef
Bodypainting : Sitou Matt
Photo : El Artistry

Les personnes dites androgynes sont considérées dans certaines tribus comme étant des divinités. Cette conception peut être jugée mièvre. Soit. Mais lorsqu’on fait une analyse des raisons qui sous-tendent cette assertion, on y trouve une logique. L’androgynie est perçue dans ces contrées comme représentant de la manière la plus fidèle possible l’image du Dieu créateur. Masculin-Féminin, un Tout. On ne donne que ce que l’on a, a-t-on coutume de dire. Alors si l’on essaye dans les limites de notre esprit de concevoir ce Dieu sous forme humaine, et que l’on part du principe qu’il a créé hommes et femmes, il serait peut-être aussi logique d’accepter la possibilité qu’il possède en lui cette dualité.

J’étais assise face à Alex dans un petit restau pas loin d’une des nombreuses plages de la capitale togolaise. Nous attendions notre commande lorsque je lui demandai comment elle allait, comment allait la vie à Lomé… J’ai entendu un bon nombre d’anecdotes sur son quotidien, sur ce que l’androgynie impliquait dans un contexte togolais encore très pudique en ce qui concerne certaines questions. Heureusement qu’au-delà des préjugés et de l’attitude méfiante de certaines personnes, il y a de ces Loméens qui lui montrent régulièrement de l’admiration, surtout en ce qui concerne ses activités de motarde.

« La question qui revient souvent, c’est  : « pourquoi tu fais comme un garçon ? » On ne va pas dire que je fais comme un garçon. C’est une question que je trouve vraiment bizarre parce que je me demande qui se lèverait chaque matin pour jouer un rôle, pour faire comme… Moi mon corps parle à ma place. Je ne prétends rien. Et il y en a qui sont vraiment admiratifs, puis d’autres qui rejettent totalement ce qu’ils voient. » Sef

Il y a quelque chose dans l’expression « accepter la différence de l’autre » qui me dérange profondément. Je considère que personne n’a pas à suspendre son existence à l’approbation des autres. Même si je sais bien qu’il serait naïf de ma part de prétendre qu’un monde où chacun posséderait la liberté d’être pourrait exister. Nous semblons condamnés à être ces « animaux sociaux » dont parlait Aristote, cela implique beaucoup.

On se met à détester chez les autres ce qu’on a peur de trouver en soi. Peut-être parce qu’au fond, nous sommes conscients qu’il y a en chacun de nous une forme d’androgynie. Notre capital génétique n’est-il pas composé de celui du père (homme) et celui de la mère (femme) ? Je vais un peu plus loin, donner un exemple. En lingala*, les mains gauche et droite sont respectivement qualifiées de féminine et masculine. « Loboko ya mwasi » = « main du côté de la femme » pour désigner la main gauche, « Loboko ya mobali » = « main du côté de l’homme » pour désigner la main droite. Je ne m’amuserai pas à jouer les linguistes chevronnés, mais je rappelle que derrière chaque composante de la linguistique africaine, se cache une signification, une histoire, un sens…

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FLUOMANIA
Modèle : Alex Sef
Bodypainting : Sitou Matt
Photo : El Artistry

Les gens sont férocement attachés à leur vision des choses, ils ont du mal lorsqu’on semble bousculer les lignes de leur zone de confort. Cette manière de penser le monde leur est si rassurante qu’ils préfèrent ne jamais la remettre en question. Normal, il en va de leur identité, leurs repères. Que leur resterait-il si dans ce monde en pleine mutation on leur retire même la certitude de ce qu’ils pensent être, de la manière dont ils conçoivent leur monde. Si on leur disait qu’1+1 pourrait ne pas être égal à 2.

Il existe tout de même un danger derrière l’obsession que nous avons de forcément classifier les choses, de vouloir que tout ce qui existe rentre dans une case spécifique et de vouloir simplifier les choses. C’est qu’une pression monstre est mise sur les personnes qui ont du mal à rentrer dans les fameuses cases.

Parfois les choses ne sont pas soit blanches soit noires. Les nuances de gris, ça existe. Plus tôt nous le comprendront et l’accepteront, mieux se portera notre société.

« Chaque jour, lorsque tu sors de chez toi, tu sens que tu es différent. Il n’y a que ton chien qui t’aime indépendamment de qui tu es. » Sef

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FLUOMANIA
Modèle : Alex Sef
Bodypainting : Sitou Matt
Photo : El Artistry

On encourage l’hyper masculinité et l’hyper féminité, comme si ces choses représentaient tout. Ce que la personne est, ce qu’elle a à offrir, ce qu’elle a comme talent, ce qu’elle peut apporter au monde, à la société, à l’Afrique, on n’en a que faire.
Tant que nos filles portent plus souvent des jupes que des pantalons, et que nos garçons continuent de refouler leurs émotions par peur d’être traités de lavettes, nous sommes satisfaits. Tout va bien dans le meilleur des mondes.

Extrait audio d’Alex Sef; Je voudrais passer un message…

 

Ewé* : Ethnie du sud du Togo

Lingala* : Langue majoritairement parlée au Congo Kinshasa et Brazzaville